Éditeurs, arrêtez de prendre en otage la connaissance ! (1ère catilinaire)


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  • La situation aberrante des éditeurs par rapport aux librairies, aux circuits de distribution ou comment l’édition a totalement monopolisé la transmission du savoir et le détruit progressivement par la même occasion.


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    Livres d'occasion à “La caverne aux livres”, Auvers-sur-Oise Alexandre Duret-Lutz / Flickr, CC BY-SA

    Marcello Vitali-Rosati, Université de Montréal

    Quo usque tandem abutemini, editores, patientia nostra ?

    Mon cri est un cri de désespoir : depuis des années, ma pratique de chercheur et d’enseignant est sabotée par les éditeurs ! Oui, les éditeurs, ceux qui sont censés « diffuser » la connaissance, ceux qui se plaignent du numérique qui les pénalise, ce sont ceux-là même qui prennent en otage la connaissance et qui me mettent dans l’impossibilité d’enseigner et de faire de la recherche correctement.

    Des éditeurs qui éditent mais ne diffusent pas

    Quelques exemples ? Dans mon récent séminaire « Littérature et culture numérique », j’ai mis au programme une dizaine de livres – tous publiés après 2011 ! – et la quasi-totalité d’entre eux est introuvable. Les étudiants sont désespérés. J’essaie de soutenir les librairies indépendantes et ai, dès le mois d’avril dernier (en prévision de mon cours débutant en septembre), commandé ces livres chez un libraire proche de l’université. À la rentrée, les livres n’y sont pas. Le libraire me dit qu’ils sont indisponibles chez le fournisseur – en six mois, impossible de les avoir. Je conseille donc aux étudiants de les chercher en ligne : sur Amazon, on trouve parfois des exemplaires prêts à être livrés mais, souvent, un délai de 3 semaines est annoncé. Seule possibilité : acheter la version numérique, les rares fois où celle-ci existe. Morale de l’histoire ? Les étudiants achètent sur Amazon la version Kindle ou bien je numérise ma copie et la leur donne. Dix livres, publiés dans différentes maisons d’édition académiques, tous indisponibles !

    Les maisons d’édition ne distribuent pas, même pas dans la forme la plus simple : rendre le livre disponible sur une plateforme de vente en ligne (voire même sur leur propre site). Et la plupart ne propose pas de version numérique.

    Au Salon du Livre de Paris 2015, quelques vaillants petits éditeurs. ActuaLitté/Flickr, CC BY-SA

    Quelques précisions avant de continuer ma catilinaire. Première chose : je parle ici surtout de l’édition savante – ce que je dis ne s’applique pas immédiatement à l’édition littéraire ou à d’autres. Deuxième chose : le monde de l’édition me tient à cœur, je suis moi-même très actif dans ce domaine, j’ai fondé autrefois une maison d’édition, je suis directeur de collection aux Presses de l’Université de Montréal, j’aime toujours autant le papier bien que j’enseigne le numérique : je ne pense pas que les maisons d’édition doivent disparaître. Malheureusement, je pense qu’elles sont en train de tout faire pour disparaître. Troisième chose : bien évidemment, il y a des exceptions et de – rares – maisons d’édition qui font leur travail.

    Certains éditeurs travaillent à leur propre perte

    En quoi le modèle actuel me semble-t-il aberrant et en quoi les éditeurs sont-ils responsables de leur propre perte ?

    1. Il faut d’abord souligner que ces livres sont très souvent le fruit de recherches payées par l’université, qui ensuite – directement (bibliothèques) ou indirectement (étudiants, professeurs) – les rachète. L’auteur n’est pas payé par la maison d’édition, mais par son employeur : l’université. De plus, la plupart du temps, l’éditeur est payé pour son travail – par les financements publics concernant les publications savantes. Au cours des années, l’éditeur savant a accumulé le privilège d’être payé à l’avance sur ce qu’il publie. Pourquoi est-il payé ? Pour faire un travail d’édition (correction, mise en page…) mais aussi (et surtout) pour diffuser. Avant le numérique, l’unique système de diffusion était le papier ainsi que les canaux des maisons d’édition. Certes, aujourd’hui on se demande pourquoi laisser aux éditeurs ce privilège : les corrections et la mise en forme peuvent être faites au sein de l’université – les maisons d’édition demandent d’ailleurs déjà en partie l’aide non payée des universitaires pour l’évaluation des manuscrits – et la diffusion peut se faire pratiquement gratuitement sur le web. Pourquoi alors paye-t-on les éditeurs ? Cela aurait du sens si le travail de diffusion était excellemment fait et que les contenus devenaient véritablement visibles et accessibles. Mais c’est dans les faits tout le contraire.
    2. La diffusion peut-être garantie sous plusieurs formes : certaines sont plus difficiles à mettre en place que d’autres. La faute des maisons d’édition est de n’en tenter aucune. La première manière d’assurer la diffusion est de faire en sorte que le livre soit présent dans les librairies, si possible en vitrine. Il serait évidemment important de s’assurer également de la couverture médiatique. Les maisons d’édition arrivent rarement à garantir ce type de distribution, mais il est clair que cela ne dépend pas seulement d’elles. Les diffuseurs se font payer cher et ne sont pas enclins à prendre des risques, les libraires non plus. Trop de livres sont publiés et les livres universitaires n’ont pas leur place dans les librairies. En même temps, les éditeurs pourraient cibler une distribution plus restreinte – par exemple, la librairie située juste à côté de l’université où enseigne l’auteur, la même qui est fréquentée en premier lieu par ses étudiants. Mais soit, on peut leur pardonner pour ça aussi. Une autre voie est de rendre le livre disponible sur les plateformes en ligne – on peut ne pas aimer Amazon, mais il y en a beaucoup d’autres. Je me suis moi-même chargé de le faire pour une maison d’édition et il n’y a rien de plus simple – il suffit de suivre le processus et de vérifier que tout va bien. Pourquoi ne le font-ils pas ? La dernière manière est de mettre à disposition des lecteurs potentiels une version numérique – peu coûteuse à produire, toujours disponible et facile à acheter : pourquoi ne le font-ils pas ?

    La réponse est simple : pourquoi se soucier de diffuser un livre lorsque l’on est déjà payé ? Pourquoi risquer ? Pourquoi perdre du temps ? Les maisons d’édition aiment leurs privilèges : elles sont payées pour prendre un texte – qui a lui aussi déjà été payé –, le corriger (pas toujours), le mettre en page, l’imprimer et le mettre dans un carton. L’impression est payée en amont par les organismes subventionnaires, les corrections et la mise en forme aussi. Pourquoi perdre du temps et risquer de l’argent pour distribuer ? À la limite, et sans rien faire, des bibliothécaires hautement motivés pourront démarcher intensément afin d’arracher quelques copies du carton – en les payant bien comme il faut.

    En bref, nous payons les maisons d’édition avec de l’argent public pour prendre en otage la connaissance que nous produisons avec des fonds publics.

    Ce modèle est aberrant : soit il est amené à changer, soit les maisons d’édition doivent disparaître.

    Certes, elles se plaignent de l’apparition du numérique, car cette « nouveauté » remet en question leur équilibre : d’autres modèles sont possibles.

    Livre numérique… Owni/Flickr, CC BY-NC

    Les solutions passent par la gratuité

    1. Les connaissances universitaires doivent être mises à disposition en accès libre : elles sont payées par le public. Il semble donc nécessaire que tous les livres produits soient disponibles gratuitement sur le web. C’est un impératif moral, mais aussi économique : les livres en accès libre sont plus visibles et vendent davantage (c’est ce qu’a démontré l’expérience de la collection Parcours numériques). Dans un monde noyé sous les publications, mettre les ouvrages en accès libre est la meilleure manière d’en faire la publicité.
    2. Il faut réduire ou repenser les financements accordés aux maisons d’édition : de cette manière, elles reviendront à leur métier premier qui est – entre autres – de vendre des livres. Un livre devrait en premier lieu être publié en accès gratuit sur le web. Puis, si un éditeur y croit et a envie de risquer, il pourrait le publier en papier tout en sachant que son retour sur investissement proviendra de la vente : il sera alors poussé à le distribuer. Une solution serait de financer les maisons d’édition sur la base de la diffusion – pas des ventes, mais de la disponibilité. Si le livre n’est pas disponible, pas de financement.
    3. Les éditeurs doivent mettre en place des stratégies intelligentes de diffusion. Par exemple : sauter le diffuseur et cibler des librairies universitaires ou spécialisées particulières – comme la librairie à côté de l’université où enseigne l’auteur. La présence des ouvrages sur plusieurs plateformes de vente en ligne est aussi nécessaire, tout comme la disponibilité d’une version homothétique numérique (PDF, ePub).
    4. Il est nécessaire de comprendre que le numérique et le papier peuvent être complémentaires – j’en ai déjà parlé dans un précédent post de blogue. Le fait de rendre des connaissances disponibles gratuitement en ligne ne réduit pas automatiquement les ventes, bien au contraire. Le métier de l’éditeur est aussi de penser l’arrimage de ces deux formes et d’utiliser ses compétences en matière de diffusion de la connaissance afin de proposer des modèles de lecture et de présentation de contenus différents selon les environnements et les publics.

    Éditeurs, oubliez vos privilèges pour retrouver votre prestige !

    Pour résumer, si les éditeurs veulent continuer à exister, il faut qu’ils oublient leurs privilèges et qu’ils recommencent à proposer les services qui ont rendu leur existence nécessaire depuis le XVIIIe siècle : leur capacité à mettre en forme un contenu, à l’adapter au public, à le décliner sous différentes formes, à le rendre compréhensible, agréable et disponible et, enfin, à le faire circuler.

    Chers éditeurs, vous pouvez le faire ! La perte de vos privilèges pourrait être, si vous la saisissez, l’opportunité de renouer avec votre prestige passé.

    En attendant, je continue de rêver à un monde où les éditeurs recommenceraient à nous aider à faire circuler le savoir.

    The Conversation

    Marcello Vitali-Rosati, Professeur agrégé au département des littératures de langue française, Université de Montréal

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