Noam Chomsky : "Internet ne nous a pas libéré"


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    Une interview de Noam Chomsky qui aborde de nombreux points tels que la démocratisation d’internet, l’indépendance des médias en ligne, le rôle des géants de la technologie et de l’attentat de Charlie Hebdo.


     

    Cette interview de Noam Chomsky a été menée par Seung-yoon Lee pour le site Alternet. On a tenté de la traduire du mieux qu’on a pu.

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    Il y a a 30 ans, le professeur Noam Chomsky qui est considéré par certains comme l’un des plus courageux et les plus brillants intellectuels au monde et un conspirationniste anti-américain par d’autres, avait écrit un livre qui s’appelait la Fabrication du consentement. Ce livre a a influencé de nombreux jeunes penseurs et ils ont commencés à regarder les médias d’un autre oeil. Dans ce livre, Chomsky postule que les médias occidentaux sont structurés pour fabriquer du consentement qui est en faveur des intérêts des dominants. Ils fabriquent ce consentement avec des filtres pour déterminer ce qui doit devenir une actualité. Ces filtres incluent de nombreuses choses telles que la publicité et les propriétaires des médias. A terme, les médias occidentaux ont été infectés par la propagande avec une pratique systématique de l’auto-censure. Mais les choses semblent différentes avec une chose qui est apparue qu’on appelle internet. Alors, est-ce que le point de vue de Chomsky a changé sur sa fabrication du consentement avec l’ère d’internet ?

    Seung-yoon Lee: Il y a 27 ans, vous écriviez dans la Fabrication du consentement que le rôle des médias de masse occidentaux était de mobiliser le support du public pour les intérêts des élites qui dirigeaient le gouvernement et le monde des affaires. Mais beaucoup de choses ont changés depuis cette époque avec internet qui a totalement décentralisé l’information et qu’il menace le pouvoir des médias de masse. On a des initiatives de médias citoyens, par exemple, avec les événements de Ferguson qui se sont propagés sur Twitter à une vitesse foudroyante. Est-ce qu’internet a supprimé la propagande qui est décrite dans la Fabrication du consentement ?

    Noam Chomsky: En fait, nous avons une version mise à jour de ce livre qui possède une préface dans laquelle nous discutons de cette question. Et je pense que je peux parler au nom de mon co-auteur. Et oui, nous pensons qu’il y a eu du changement et les médias citoyens sont l’un de ces changements. Mais on voit également d’autres changements et on peut citer la disparition rapide des médias indépendants de la presse écrite.

    Mais notre analyse de base n’a pas changée. Il est vrai qu’internet propose des opportunités qui n’étaient pas disponibles auparavant et au lieu d’aller la bibliothèque, vous allez sur internet. De plus, vous pouvez publier l’information plus facilement et vous avez le choix de plusieurs distributions possibles. Mais au final, le système n’a pas beaucoup changé.

    Seuny-yoon Lee: Emily Bell, responsable au Digital Journalism à l’école de journalisme de Columbia a déclaré la chose suivante dans un discours récent à Oxford : L’espace de l’information n’est plus contrôlé par les médias. La presse ne s’occupe plus de la liberté de la presse et elle a perdu le contrôle sur les principaux canaux qui vont de l’information jusqu’à l’audience. La sphère publique est désormais contrôlé par quelques entreprises privés situés à la Silicon Valley. La plupart des contenus est désormais publié sur les réseaux sociaux et ce n’est pas Rupert Murdoch, mais Larry Page, Sergei Brin et Mark Zuckeberg qui contrôlent comment l’information est crée et distribuée. Est-ce que Google, Facebook et consort fabriquent du consentement comme les médias de masse à une époque ?

    Noam Chomsky: En premier lieu, je ne suis pas d’accord avec cette affirmation générale. Si par exemple, je veux savoir ce qui se passe en Ukraine, en Syrie ou à Washington, je vais lire le New-York Times et d’autres journaux nationaux. Je vais lire Associated Press ou la presse anglaise, etc. Je ne vais pas regarder sur Twitter parce qu’il ne me dit rien. Twitter me dit l’opinion des gens et d’autres choses, mais de manière trop concise et superficielle. Et en général, Twitter n’a jamais la partie la plus importante de l’information. Et je pense que c’est le contraire de ce que vous dites. Les sources de l’actualité sont de plus en plus limités. Prenons notre cas actuel avec la ville de Boston. Boston possédait un excellent journal qui s’appelait le Boston Globe. Il existe toujours, mais il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était il y a 20 ou 30 ans. Ce journal avait des bureaux autour du monde, d’excellents correspondants et il avait pratiqué l’un des meilleurs journalismes en Amérique Centrale pendant les guerres dans cette région. Ce journal donnait un point de vue très critique sur différents sujet d’actualité. Mais maintenant, allez dans un kiosque à journaux et vous verrez de l’actualité locale, quelques dépêches et des articles du New-York Time et c’est tout.

    Et ces sources de plus en plus limités vous donnent parfois une toute petite idée de ce qui se passe dans votre propre pays sans oublier les événements importants du monde. Cela ne signifie pas qu’on doit lire le NYT ou le Guardian sans esprit critique, mais le fait est que ces médias sont toujours là. Leurs correspondants sont présents dans la plupart des événements importants. Mais il y en a de moins en moins, mais on peut dire que c’est compensé par la disponibilité des médias dans d’autres pays. Il est plus facile de lire un média qui est disponible dans un autre pays par rapport à ce qu’on avait il y avait 20 ans. Donc, internet a des effets multiples et puisqu’on parle de la Silicon Valley et de Google, je suis certain que ces entreprises fabriquent du consentement. Si vous voulez acheter quelque chose, vous allez sur Google. Et les publicités sont les premières choses que vous allez voir lorsque vous cherchez quelque chose. Cela ne signifie pas que ces publicités sont importantes, mais cela réflète leur Business Model qui est bien entendu basé sur la publicité. Et dans notre cas, cette publicité est l’un des filtres que nous évoquions dans le livre de la Fabrication du consentement.

    J’utilise google tout le temps et je suis content de ce service. Mais quand je lis le New York Time ou le Washington Post, je sais qu’ils sélectionnent les actualités d’une certaine manière et vous devez compenser ce filtre. Google et les autres appliquent une énorme quantité de surveillance pour obtenir vos données personnelles, vos habitudes, vos interactions, etc. Ainsi, ils pourront façonner la manière de présenter l’information et ces entreprises vous surveillent bien plus que la NSA.

    Seung-yoon Lee: Dans son essai Bad News about News, Robert G. Kaiser, ancien rédacteur du Washington Post écrivait : L’actualité que nous connaissons est en danger et donc, la gouvernance démocratique est en danger puisque les médias surveillent les abus du pouvoir. Et les 2 ont été affectés par les changements de la technologie dans nos sociétés. Même les plus gros médias font face à des difficultés financières. Le Washington Post a été vendu au fondateur d’Amazon pour 250 millions de dollars, soit une fraction de sa valeur il y a quelques années. Et les autres ne sont pas mieux, car de nombreux journaux locaux ferment leurs portes à chaque semaine. Je sais que vous considérez ces gros médias comme des fabricants de consentement, mais comment vous pouvez financer un journalisme de qualité dans cette nouvelle révolution numérique ?
    Noam Chomsky: Comment est financé la BBC ?

    Seung-yoon Lee: Par le public.

    Noam Chomsky: Et prenez le cas des Etats-Unis. Quand les Etats-Unis ont été crées, il y avait une compréhension du Premier amendement pour qu’il joue 2 rôles : Il libérait le producteur de l’information du contrôle de l’Etat, mais il offrait aussi aux gens le droit à l’information. Le résultat, si vous regardez les lois après la guerre est qu’elles ont été conçus pour que le public subventionne les journaux pour avoir l’information la plus diversifiée possible. Et c’est un modèle extrêmement sensible, car il ramène au concept de la liberté négative et positive. Vous avez la liberté négative qui est la liberté de tout contrôle externe ou vous avez la liberté positive qui satisfait vos objectifs dans la vie et dans notre cas, c’était l’accès à l’information. Et c’est une bataille qui dure depuis des siècles. Après la Seconde guerre mondiale, il y a eu un énorme débat et controverse aux Etats-Unis si les médias devaient remplir cette double fonction de donner la liberté pour une certaine quantité de contrôle qui était accepté par la majorité tout en respectant le droit des gens à accéder à une information diversifiée. Le premier modèle qu’on appelle parfois le libéralisme corporatiste a gagné et le second modèle a été abandonné. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis ont si peu de radios nationales comparé à d’autres pays. Et c’est lié à ce que vous disiez dans votre question. Le support du public est un modèle alternatif pour avoir l’information et l’analyse la plus diversifiée possible et je pense même que c’est l’un des piliers d’une démocratie.

    Seung-yoon Lee: En l’absence d’un bon Business Model, les nouveaux médias tels que BuzzFeed promeuvent agressivement ce qu’ils appellent le Native Advertising. Ce dernier est une forme de publicité qui fait croire aux consommateurs qu’ils lisent un contenu standard. En fait, ce sont simplement des publireportages sous un autre nom. Et même des médias comme The Guardian publie du contenu sponrorisé de Goldman Sachs. Quel est votre point de vue sur le Native Advertising.
    Noam Chomsky: Ce (Native Advertising) est l’aggravation et l’intensification d’un problème qui n’aurait jamais dû exister à la base. La dépendance d’un média sur des annonceurs façonne et contrôle de ce qui est présenté au public. Et si vous lisez notre livre, vous verrez que c’est un des filtres. Mais il faut regarder en amont pour comprendre que le simple fait d’un annonceur déforme le concept même d’un média indépendant. Un média commercialisé, quelle que soit la situation, est une activité commerciale. Et une activité commerciale produit quelque chose pour le marché. Les producteurs, dans notre cas, sont les grandes corporations. Le marché est les autres annonceurs. Et le produit qui est présenté au marché est le lecteur ou le téléspectateur. De ce fait, ce sont des grandes corporations qui fournissent des audiences à d’autres entreprises et cela façonne considérablement la nature de l’institution. On peut tenter d’analyser toutes les formes de publicité et la chose dont vous parlez (le Native Advertising) est l’intensification d’une chose qui n’aurait jamais du exister.

    Seung-yoon Lee: J’ai été choqué de voir que la firme de relation publique Edelman a fait des recherches pour déterminer si les lecteurs arrivaient à faire la différence entre un article et une publicité. Et 60 % des lecteurs n’ont pas remarqués qu’ils lisaient simplement une publicité.

    Noam Chosmky: Et ça été toujours vrai. On peut voir l’effet de dépendance provoqué par l’annonceur par le contenu qui est produit par le média. Et comment pourrait-t-il en être autrement ? C’est le marché.

    Seung-yoon Lee: Récemment, le Washington Post et le Guardian ont révélé la surveillance de masse par la NSA via Edward Snowden. Est-ce que les révélations de ces médias compromettent l’idée que vous appelez les intérêts de l’élite qui domine le gouvernement et le secteur privé. Est-ce que les révélations de ces médias contredisent votre modèle de propagande ou ce sont des exceptions à la règle ?
    Noam Chomsky: Pour le modèle de propagande, notez que ce que nous expliquons ici est une premier approximation de la manière dont les médias fonctionnent. Nous avons aussi mentionné qu’il y a de nombreux autres facteurs. En fait, si vous lisez le livre la Fabrication du Consentement, près d’un tiers du livre (que personne ne semble avoir lu), est une défense du média provenant des critiques des organisations des droits civiques. Nous avons écrit que les médias sont professionnels lorsqu’ils rapportent l’information et nous n’avons pas dit que c’était devenu des traitres contre leur propre gouvernement.

    Les médias n’aiment pas cette défense, et nous avions pris l’exemple de l’offensive Tet au Vietnam pour montrer que les reporters sur place était honnêtes, courageux et professionnels. Mais leur travail était contrôlé par un certain cadre de consentement tacite à un système de propagande qui était simplement subconscient. La propagande disait : Ce que nous faisons au Vietnam est juste. Et en acceptant cette doctrine, les reporters supportaient passivement le système de propagande. D’autre part, beaucoup de médias ont critiqués le gouvernement. Les reportages au Vietnam ont montrés les mensonges du gouvernement américain et on peut dire la même chose pour le scandale du Watergate ou ceux de la corruption dans le monde des affaires. Mais le monde des affaires va tolérer ce type de dénonciation et il va aussi accepter les scandales de l’intrusion gouvernementale dans la vie des gens parce que le monde des affaire ne veut pas d’un Etat surpuissant et intrusif. Le monde des affaires n’a pas critiqué The Guardian ou le Washington Post parce que c’était le role de ces journalistes de dénoncer ce scandale. Mais il y a d’autres facteurs qui alimentent le système de propagande et on doit privilégier une analyse globale plutôt que de se concentrer sur quelques événements.

    Seung-yoon Lee: Est-ce que vous pensez que le financement participatif peut aider à l’indépendance des médias ?

    Noam Chomsky: Je pense que c’est un bon principe qui aide à la pluralité des médias. Mais le financement participatif possède aussi ses problèmes. Chaque solution possède son lot de problèmes. On doit juste essayer de privilégier plusieurs approches pour proposer une grande diversité sur les contenus qu’on propose.

    Seung-yoon Lee: Puis-je vous demander votre opinion sur Charlie Hebdo ? Est-ce que vous pensez que la liberté d’expression prime avant tout le reste ?
    Noam Chomsky: Je pense que nous devons supporter la liberté d’expression de toutes nos forces. Je pense que c’est une des bonnes choses qu’on peut trouver aux Etats-Unis comparé à l’Angleterre. La liberté d’expression est bien protégée aux Etats-Unis, mais cette liberté de s’exprimer ne signifie pas un manque de responsabilité. Je suis en faveur de la liberté d’expression, mais si quelqu’un décide de mettre un grand panneau sur Time Square à New-York en glorifiant la déportation des juifs vers les chambres à gaz, je pense que l’Etat ne devrait pas l’interdire, mais je ne vais pas approuver cette liberté d’expression.

    Seung-yoon Lee: Toujours concernant cette attaque contre Charlie Hebdo, est-ce que vous pensez que les dessinateurs manquaient de responsabilité ?
    Noam Chomsky: Oui, je pense que leur comportement était celui d’adolescents fanfarons, mais cela ne signifie pas qu’ils méritaient la mort. Mais on peut dire la même chose quand on lit la presse qui manque systématiquement de responsabilité. Par exemple, quand les Etats-Unis et l’Angleterre ont supporté le pire crime de ce siècle qui est l’invasion de l’Irak, ces médias étaient bien plus irresponsables que les dessinateurs de Charlie Hebdo. L’irresponsabilité de ces médias a provoqué la destruction de l’Irak et la propagation d’un conflit sectaire qui est en train de contaminer toute la région. C’était un crime majeur qui devrait être jugé par les lois internationales. Et la presse qui a totalement supporté cette guerre est totalement irresponsable, mais je ne pense pas qu’on doit fermer cette presse.

     

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    Houssen Moshinaly

    Rédacteur en chef d'Actualité Houssenia Writing. Rédacteur web depuis 2009.

    Blogueur et essayiste, j'ai écrit 9 livres sur différents sujets comme la corruption en science, les singularités technologiques ou encore des fictions. Je propose aujourd'hui des analyses politiques et géopolitiques sur le nouveau monde qui arrive. J'ai une formation de rédaction web et une longue carrière de prolétaire.

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