Décrypter Daech : La théologie musulmane dévoyée (Partie 2)


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  • Notre second article sur le dossier pour décrypter Daech. Aujourd’hui, l’historien de l’islam Harith Bin Ramlin explique en quoi l’État islamique s’inscrit – ou non – dans la théologie musulmane. Ce faisant, il répond à une question à laquelle les musulmans d’Occident sont souvent renvoyés.

     


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    Le second article dans le dossier pour comprendre Daesh

    Harith Bin Ramli, SOAS, University of London

    Les musulmans du monde entier souffrent quotidiennement de voir l’islam assimilé à la cruauté et à l’inhumanité de ce prétendu État islamique. Il serait certes tentant de considérer Daech comme sortant totalement du cadre de l’islam, mais on prendrait alors le risque de faire son jeu.

    Depuis la mort du prophète Mahomet, en 632, les musulmans ne se sont jamais accordés sur une autorité unique. Non contente d’être en désaccord, la première génération de fidèles s’est déchirée pour savoir qui devrait lui succéder à la tête de la communauté. Ces divisions ont provoqué l’émergence du sunnisme et du chiisme – les deux principales théologies qui se sont imposées au fil du temps. Leurs affrontements sanglants ont suscité une forte inquiétude au sein du monde musulman sur les conséquences potentielles des divisions de type politique et théologique.

    Pourtant, la nécessité de respecter les différences a rapidement fait consensus parmi les fidèles du prophète. S’il convenait de se « désolidariser » de ceux qui ne partageaient pas le même point de vue sur les questions essentielles, les intéressés étaient toujours tenus pour musulmans dès lors qu’ils respectaient les principes fondamentaux de l’islam, comme l’unicité de Dieu ou la prophétie de Mahomet.

    Le précédent des Kharijites

    Jadis, une secte a remis en question cette approche pluraliste : les Kharijites. Selon eux, les chefs musulmans dissidents ou corrompus n’étaient que des apostats. Au sein de cette secte, certaines factions ont progressivement étendu leur conception de l’apostasie à tous les musulmans qui seraient en désaccord avec eux. Déclarés infidèles, ceux-ci pouvaient dès lors être tués ou réduits en esclavage. Mais il est important de préciser que la violence de ces extrémistes n’a jamais séduit qu’une minorité de croyants. D’autres Kharijites ont adopté une position plus modérée, davantage en phase avec le consensus en formation.

    L’horreur provoquée par les premières divisions au sein de l’Oumma (la communauté des musulmans) et la terreur mise en œuvre par les extrémistes kharijites ont, par réaction, conforté au sein de l’islam la reconnaissance des divergences d’opinion. Celle-ci s’est accompagnée d’une culture du savoir fondée sur l’idée que la recherche du « vrai » sens des écritures était une aventure humaine au long cours et faillible. Au-delà des points faisant l’objet d’un consensus indiscutable, certaines divergences d’interprétation étaient donc tolérées.

    Les différents courants de l’islam

     

    Daech ne se distingue pas réellement de l’islam traditionnel par l’usage des textes religieux auquel il se réfère. Pour justifier l’esclavage ou la guerre contre les non musulmans, l’organisation s’appuie sur des passages relativement connus du Coran, de la Sunna ou du droit, issus de la tradition islamique médiévale.

    Mais ces textes – sacrés ou non – ont toujours été lus en vertu d’une longue tradition d’interprétation théologique. Comme le souligne Sohaira Siddiqui, professeure adjointe de théologie à l’Université Georgetown, les groupes tels que Daech s’écartent de l’islam en rejetant cette culture d’interprétation savante et de pluralisme religieux.

    L’approche de Daech s’inspire principalement du wahhabisme, un mouvement né de l’interprétation radicale faite par un théologien du XIVe siècle, Ibn Taymiyya. À ses yeux, les musulmans qui ne souscrivaient pas à son interprétation stricte du monothéisme étaient tout simplement des apostats.

    On peut aussi la rattacher aux théoriciens politiques radicaux du XXe siècle tel que Sayyid Qutb, qui qualifiait d’« idolâtres » et non fondés sur la loi de Dieu l’État moderne et les idéologies s’y rattachant, le nationalisme et la démocratie compris.

    En restaurant le califat, Daech entend aujourd’hui susciter une alternative à l’ordre politique dominant.

    Les conséquences de la précipitation

    « Avec ou contre nous ». Fort de ce slogan simpliste, Daech peut traiter les dirigeants musulmans de « tyrans » et les religieux qui les soutiennent de « savants de palais ». Plus généralement, les musulmans qui refusent de « se repentir » et d’adhérer au dogme sont menacés d’« apostasie », un crime puni de mort.

    Ce faisant, le groupe a ressuscité l’ancienne mouvance kharijite sous la forme d’une idéologie politique meurtrière.

    Daech a raison sur un point : la solution aux problèmes du monde musulman ne viendra pas du maintien du statu quo politique, ni de l’instrumentalisation hypocrite de la religion visant à soutenir des régimes corrompus et oppresseurs.

    Avec son projet de restauration du califat, Daech entend créer une alternative au système politique actuel. REUTERS/Umit Bektas

    Avec son projet de restauration du califat, Daech entend créer une alternative au système politique actuel. REUTERS/Umit Bektas

    Mais en faisant fi du pluralisme théologique et de la tolérance religieuse, Daech met son interprétation des écritures et de la tradition religieuse au service de ses objectifs politiques, et non l’inverse.

    Les plus hautes autorités religieuses musulmanes, tel que l’imam de la mosquée al-Azar au Caire, se sont abstenues d’accuser Daech d’« apostasie », tout en appelant à combattre la secte par les armes. Cette hésitation s’explique peut-être par le fait qu’une telle accusation abaisserait la communauté des musulmans au même niveau que Daech, comme cette dernière le souhaite.

    Au lieu de déclarer ce groupe non conforme à l’islam, le monde musulman ferait mieux de réaffirmer son attachement à sa culture du pluralisme. Ce faisant, il ouvrirait un débat aussi nécessaire qu’urgent sur les relations qu’entretiennent l’État et la religion au sein des sociétés musulmanes contemporaines.

    Hâter la volonté de Dieu

    De nombreux musulmans partagent sans doute la conviction de Daech que de nombreux signes attestent de la fin prochaine des temps. La secte s’écarte cependant de l’eschatologie musulmane dominante à deux égards.

    D’abord, sa littérature omet toute référence au mahdi (le guide attendu) et au retour de Jésus, le fils de Marie, dont les hadiths annoncent qu’il triomphera de l’Imposteur (Dajjal ou Antéchrist). Ensuite, Daech s’arroge un rôle central dans le déroulement de ces événements, alors que le musulman moyen admet qu’il ne peut réellement les comprendre.

    Autrement dit, au lieu d’attendre que Dieu provoque la fin des temps, Daech espère la précipiter par ses agissements. À cet égard, la secte se rapproche des extrémistes chrétiens et juifs.

    Si l’on accorde le bénéfice du doute aux adeptes de Daech – hormis les criminels, bien sûr –, il apparaît que leur idéologie se nourrit de la volonté d’appliquer à la hâte celle de Dieu. Et d’un rejet encore plus hâtif de la démarche, plus humble et prudente, des autres musulmans.

    Comme le dit le Coran :

    « L’homme a été créé impatient ». (Sourate 21, 37) et « Tous les hommes sont perdus, sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, et s’enjoignent mutuellement la Vérité et la patience ». (Sourate 103, 2-3)

    Traduit par Julie Flanère pour Fast for Word.

    The Conversation

    Harith Bin Ramli, Research Fellow, Cambridge Muslim College & Teaching Fellow, SOAS, University of London

    This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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