Ce petit poisson qui menace nos assiettes


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    Rodolphe Gozlan, Institut de recherche pour le développement (IRD) – USPC

    L’apparition de nombreuses espèces invasives originaires des pays communistes au sein de l’ex-bloc soviétique est une conséquence collatérale peu connue de la Guerre froide. L’introduction accidentelle, depuis la Chine, du goujon asiatique dans les pays limitrophes de la mer Noire au cours des années 1960 en constitue un exemple frappant.

    Petit par la taille, grand par le désastre écologique et économique qu’il provoque, le goujon asiatique a envahi de nombreux cours d’eau dans le monde. Il véhicule un parasite mi-animal mi-champignon – très probablement présent en Chine depuis des millions d’années – mortel pour la plupart des autres espèces de poissons. Comme vient de le démontrer une récente étude de l’IRD et de ses partenaires parue dans la revue Emerging Microbes & Infections-Nature, il propage une redoutable mycose, cousine de la fameuse chytride qui a décimé les grenouilles et crapauds du monde entier ces dernières décennies.

    Le lac du sud-est de la Turquie envahi par le goujon asiatique.
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    Saumons et bars d’élevage menacés

    L’étude a démontré que l’introduction du goujon asiatique dans un bassin versant au sud-est de la Turquie a, en trois ans seulement, provoqué un déclin rapide des populations locales de poissons, pratiquement jusqu’à leur extinction (le nombre des individus chutant de 80 à 90 %). Ce parasite d’un autre âge, dont le petit poisson invasif est porteur sain, se situe à la frontière entre règne animal et champignon. Appelé Sphaerothecum destruens ou agent rosette, en raison de la forme de la pathologie dans les zones atteintes, cet agent d’un type encore inconnu il y a peu, est apparu au moment où les animaux et les champignons se sont différenciés, il y a plusieurs millions d’années.

    Outre le grave problème écologique qu’il entraîne, le goujon asiatique a un impact économique potentiel plus inquiétant encore. Déjà responsable par le passé de la mortalité forte, jusqu’à 90 %, des saumons des fermes aquicoles californiennes, sa découverte récente dans des élevages de bars situés en Turquie ne présage rien de bon.

    Selon l’étude, et contrairement à ce qui avait été envisagé plus tôt, les estuaires peuvent servir de fronts de contacts avec des espèces d’eau douce ; la contamination par le biais d’agents infectieux d’espèces strictement marines comme le bar est donc possible. De plus, l’alimentation de ces poissons d’élevage avec d’autres, issus des rivières avoisinantes, a contribué à une potentielle surinfection. Or l’élevage de bars en Méditerranée, une industrie qui génère annuellement autour de 700 millions d’euros, représente un secteur très important pour des économies déjà affaiblies comme celles de la Grèce, de la Turquie et de certains pays du Maghreb.

    Dans les lacs étudiés, le goujon asiatique représente désormais 95 % des poissons pêchés.
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    Agir vite

    L’équipe de recherche qui a réalisé l’étude tire la sonnette d’alarme : le risque d’émergence mondiale de cette maladie est bien réel. Il devient urgent que les agences de santé animale et de protection de l’environnement se mobilisent afin de contenir la propagation rapide de ce pathogène en Europe et dans le reste du monde. Les outils diagnostiques sont en place, les évidences scientifiques sont robustes et des modèles mathématiques ont été établis afin de prédire l’évolution de cette épidémie dans les communautés de poissons.

    Il reste toutefois à établir un rapprochement rapide entre les décideurs, les chercheurs et les consommateurs. Il convient tout d’abord d’établir une cartographie de l’étendue des dégâts, puis de contenir l’invasion du goujon asiatique grâce à des outils de gestions des ressources aquatiques déjà en place et, enfin, permettre un ajustement de la législation en cours qui consisterait à inclure l’agent rosette sur la liste des pathogènes de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE).

    Depuis la découverte en 2005 au Royaume-Uni de cette « association de malfaiteurs » entre goujon asiatique et pathogène, très peu a été fait pour le suivi de la maladie et de sa progression sur le territoire anglais, et ce malgré l’inquiétude exprimée par des parlementaires britanniques. Des enjeux économiques majeurs relatifs au transfert des stocks de poissons au sein de la Communauté européenne, comme l’obtention de certificats sanitaires, a conduit les autorités à se contenter de la seule éradication systématique des populations de goujon asiatique. Si cela va dans le bon sens, cela ne sera toutefois pas suffisant pour limiter le déclin de la diversité halieutique en Europe et le risque de débordements sur des espèces marines.

    On se souviendra avec profit du cas de l’able de Heckel : cette espèce européenne endémique, historiquement très abondante, a disparu des eaux tchèques, slovènes, autrichiennes et allemandes suite à l’apparition du petit goujon asiatique…

    The Conversation

    Rodolphe Gozlan, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD) – USPC

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