Pourquoi les Lumières n’étaient pas l’âge de la raison ?


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  • On mentionne souvent la philosophie des Lumières pour l’opposer à notre prétendue époque de l’obscurantisme. Mais cette philosophie possède plusieurs facettes selon les pays et même à l’intérieur d’un même pays. Ce serait une erreur d’en faire une vision binaire avec la raison d’un coté et l’émotion de l’autre.


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    On mentionne souvent la philosophie des Lumières pour l'opposer à notre prétendue époque de l'obscurantisme. Mais cette philosophie possède plusieurs facettes selon les pays et même à l'intérieur d'un même pays. Ce serait une erreur d'en faire une vision binaire avec la raison d'un coté et l'émotion de l'autre.

    De part et d’autre de l’Atlantique, des groupes d’intellectuels publics ont lancé un appel aux armes. La citadelle assiégée qui a besoin de se défendre, disent-ils, est celle qui préserve la science, les faits et les politiques fondées sur des preuves. Ces chevaliers blancs du progrès, tels que le psychologue Steven Pinker et le neuroscientifique Sam Harris, condamnent l’apparente résurgence de la passion, de l’émotion et de la superstition en politique. La base de la modernité, nous disent-ils, est la capacité humaine à maîtriser les forces perturbatrices avec une raison froide. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un redémarrage des Lumières.

    Une dichotomie à éviter sur les Lumières

    Il est frappant de constater que cette image rose de ce qu’on appelle l’âge de la raison ressemble étrangement à celle proposée par ses détracteurs naïfs. La vision péjorative des Lumières découle de la philosophie de Frank W Hegel jusqu’à la théorie critique de l’école de Francfort du milieu du XXe siècle. Ces auteurs identifient dans la pensée occidentale une pathologie qui assimile la rationalité à la science positiviste, à l’exploitation capitaliste, à la domination de la nature et même, dans le cas de Max Horkheimer et Theodor Adorno, au nazisme et à l’Holocauste.

    Mais en affirmant que les Lumières étaient un mouvement de raison opposé aux passions, apologistes et critiques sont les deux faces d’une même pièce. Leur erreur collective est ce qui rend le cliché de l’âge de la raison si puissant.

    Les passions, affects, désirs, appétits incarnés, étaient des précurseurs de la compréhension moderne de l’émotion. Depuis les anciens stoïciens, la philosophie a généralement considéré les passions comme une menace à la liberté: les faibles sont leurs esclaves; les forts affirment leur raison et leur volonté, et restent ainsi libres. La contribution des Lumières a été d’ajouter de la science à cette image de la raison et de la superstition religieuse à la notion d’esclavage passionné.

    La richesse diversifiée des Lumières

    Cependant, affirmer que les Lumières étaient un mouvement de rationalisme contre la passion, de science contre la superstition, de politique progressiste contre le tribalisme conservateur, est une erreur profonde. Ces affirmations ne reflètent pas la richesse de la texture des Lumières elle-même, qui valorisait remarquablement le rôle de la sensibilité, du sentiment et du désir.

    Les Lumières ont commencé avec la révolution scientifique au milieu du 17ème siècle et ont culminé avec la Révolution française à la fin du 18ème. Hegel, au début des années 1800, fut l’un des premiers à passer à l’offensive. Il a suggéré que le sujet rationnel conçu par Emmanuel Kant, le philosophe des Lumières par excellence, produisait des citoyens aliénés, sans passion et éloignés de la nature, avec le rationalisme meurtrier de la Terreur française comme conséquence logique.

    Cependant, les Lumières étaient un phénomène diversifié. la plupart de sa philosophie s’éloignait du kantisme, sans parler de la version de Kant par Hegel. La vérité est que Hegel et les romantiques du XIXe siècle, qui se croyaient émus par un nouvel esprit de beauté et de sentiments, ont convoqué l’âge de la raison pour servir de faire-valoir à leur propre conception. Leur sujet kantien était un homme de paille, tout comme le rationalisme dogmatique de leurs Lumières.

    La méfiance des abstractions en France

    En France, les philosophes étaient étonnamment enthousiastes vis-à-vis des passions et profondément méfiants vis-à-vis des abstractions. Plutôt que de considérer cette raison comme le seul moyen de lutter contre l’erreur et l’ignorance, les Lumières françaises ont mis l’accent sur la sensation. De nombreux penseurs des Lumières ont préconisé une version polyvocale et ludique de la rationalité, qui soit continue avec les particularités de la sensation, de l’imagination et de l’incarnation. Contre l’intériorité de la philosophie spéculative, René Descartes et ses disciples étaient souvent la cible de choix, les philosophes se tournaient vers l’extérieur et mettaient en avant le corps comme le point d’un engagement passionné avec le monde. Vous pourriez même aller jusqu’à dire que les Lumières françaises ont essayé de produire une philosophie sans raison.

    Pour le philosophe Étienne Bonnot de Condillac, par exemple, il n’y a pas de sens de parler de la raison en tant que faculté. Tous les aspects de la pensée humaine ont grandi à partir de nos sens, a-t-il déclaré, en particulier la capacité d’être attiré vers des sensations agréables et éloignées de celles de la douleur. Ces envies ont suscité des passions et des désirs, puis le développement des langues et le plein épanouissement de l’esprit.

    Une rationalité à plusieurs visages

    Pour éviter de tomber dans un piège de fausse articulation et de rester aussi proche que possible de l’expérience sensuelle, Condillac était un fan des langues primitives de préférence à celles qui reposaient sur des idées abstraites. Pour Condillac, une rationalité appropriée obligeait les sociétés à développer des moyens de communication plus naturels. Cela signifiait que la rationalité était nécessairement plurielle : elle variait d’un endroit à l’autre, plutôt que d’exister en tant qu’univers indifférencié.

    Denis Diderot était une autre figure totémique des Lumières françaises. Plus connu sous le nom d’éditeur de l’Encyclopédie, extrêmement ambitieuse (1751-1772), Diderot écrivit lui-même nombre de ses articles subversifs et ironiques, une stratégie visant en partie à éviter les censeurs français. Diderot n’écrivait pas sa philosophie sous forme de traités abstraits : avec Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et le marquis de Sade, Diderot maîtrisait le roman philosophique (ainsi que la fiction expérimentale et pornographique, la satire et la critique d’art). Un siècle et demi avant que René Magritte n’écrive la ligne emblématique Ce n’est pas une pipe dans son tableau La trahison des images (1928-1939), Diderot écrivit une nouvelle intitulée Ceci n’est pas un conte.

    L’impact de Diderot

    Diderot croyait en l’utilité de la raison dans la recherche de la vérité, mais il éprouvait un enthousiasme aigu pour les passions, en particulier en matière de morale et d’esthétique. Avec de nombreuses personnalités écossaises des Lumières, telles que David Hume, il croyait que la moralité était ancrée dans l’expérience sensorielle. Il a affirmé que le jugement éthique était étroitement lié aux jugements esthétiques, voire impossible à distinguer de ceux-ci.

    Nous jugeons la beauté d’un tableau, d’un paysage ou du visage de notre amoureux, tout comme nous jugeons la moralité d’un personnage dans un roman, une pièce de théâtre ou notre propre vie. En d’autres termes, nous jugeons le bien et le beau directement et sans nécessité de la raison. Pour Diderot, donc, éliminer les passions ne pourrait produire qu’une abomination. Une personne sans la capacité d’être affecté, soit en raison de l’absence de passions ou de l’absence de sens, serait moralement monstrueuse.

    Le fait que les Lumières fêtent la sensibilité et l’émotion n’entraîne cependant pas un rejet de la science. Bien au contraire: l’individu le plus sensible, la personne ayant la plus grande sensibilité, était considéré comme l’observateur le plus aigu de la nature. L’exemple le plus représentatif est celui d’un médecin, sensible aux rythmes corporels des patients et à leurs symptômes particuliers. Au lieu de cela, c’était le constructeur du système spéculatif qui était l’ennemi du progrès scientifique, le médecin cartésien qui voyait le corps comme une simple machine, ou ceux qui apprenaient la médecine en lisant Aristote, mais pas en observant les malades.

    La sensibilité fait partie de la science

    Ainsi, la suspicion philosophique de la raison n’était pas un rejet de la rationalité en soi; ce n’était qu’un rejet de la raison, isolée des sens et éloignée du corps passionné. En cela, les philosophes étaient en réalité plus étroitement alignés sur les romantiques que ceux-ci ne voulaient le croire.

    Généraliser sur les mouvements intellectuels est toujours une entreprise dangereuse. Les Lumières avaient des caractéristiques nationales distinctes et même au sein d’une seule nation, elles n’étaient pas monolithiques. Certains penseurs ont invoqué une stricte dichotomie de la raison et des passions et privilégié la sensation a priori sur la sensation avec Kant étant le plus célèbre d’entre eux. Mais à cet égard, Kant était isolé de la plupart des grands thèmes de son époque, sinon de la plupart. En France en particulier, la rationalité ne s’opposait pas à la sensibilité, elle y était fondée et continuait d’en faire partie. Le romantisme était en grande partie une continuation des thèmes des Lumières, pas une rupture ou une rupture avec eux.

    Si nous voulons remédier aux divisions du moment historique contemporain, nous devrions renoncer à la fiction selon laquelle seule la raison a toujours existé. Le présent mérite d’être critiqué, mais il ne servira à rien s’il est fondé sur un mythe évoquant un passé glorieux et sans passion qui n’a jamais existé.

    Traduction d’un article sur Aeon par Henry Martyn Lloyd, membre honoraire de recherche en philosophie à l’université du Queensland en Australie.

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    Houssen Moshinaly

    Rédacteur en chef d'Actualité Houssenia Writing. Rédacteur web depuis 2009.

    Blogueur et essayiste, j'ai écrit 9 livres sur différents sujets comme la corruption en science, les singularités technologiques ou encore des fictions. Je propose aujourd'hui des analyses politiques et géopolitiques sur le nouveau monde qui arrive. J'ai une formation de rédaction web et une longue carrière de prolétaire.

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