Décrypter Daech : D’où vient-il et que veut-il ? (Partie 1)


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  • Dans cet article, premier d’une série sur la genèse de Daech, James Gelvin, spécialiste de l’Histoire moderne du Moyen-Orient, souligne qu’il ne faut pas se contenter de réponses simplistes : le fait qu’un événement en précède un autre ne signifie pas nécessairement qu’il en soit la cause. Il est bien plus intéressant d’examiner les interactions historiques et sociales, et de reconnaître que des groupes comme Daech tentent souvent de trouver a posteriori une justification idéologique à leurs actes et déclarations.

     


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    Le premier article d'un dossier pour comprendre Daech

    James L Gelvin, University of California, Los Angeles

    Jusqu’où faut-il remonter pour découvrir les racines du prétendu groupe État islamique (Daech) ? Au choc pétrolier de 1973-74, quand les pays producteurs du Golfe persique ont exploité l’immense excédent budgétaire en dollars dont ils disposaient pour financer la diffusion de leur interprétation rigoriste de l’islam ?

    À la fin de la Première Guerre mondiale, quand les vainqueurs de l’Entente ont fait naître un énorme ressentiment dans le monde arabe en dessinant des frontières artificielles au Moyen-Orient, dont nous entendons encore parler aujourd’hui ? Et pourquoi pas à l’an 632, date de la mort du prophète Mahomet, quand la communauté islamique naissante s’est divisée pour savoir qui lui succéderait – ce qui a conduit à la scission entre sunnites et chiites que Daech exploite aujourd’hui à son compte ?

    Les hypothèses, apparemment infinies, feraient presque penser, si le sujet n’était aussi macabre, au jeu des Six degrés de séparation – lequel laisse entendre que tous les habitants de la planète seraient reliés entre eux par un maximum de six personnes.

    En ne considérant les phénomènes historiques qu’à travers une succession de causes et d’effets, on en vient à ignorer le nombre presque infini de combinaisons qui peuvent en résulter. C’est aussi l’un des raisonnements les plus fallacieux auxquels doivent faire face les historiens : post hoc, ergo propter hoc (à la suite de cela, donc à cause de cela). Plutôt que de relier l’émergence de Daech à un ou plusieurs événements historiques, je suggère donc de recourir à une méthode différente.

    Une longue lignée

    Mohammed Ahmed, l’un des innombrables rédempteurs autoproclamés de l’islam. Wikimedia Commons

    Mohammed Ahmed, l’un des innombrables rédempteurs autoproclamés de l’islam. Wikimedia Commons

    Daech est l’illustration d’un phénomène qui se produit dans la plupart des religions, et notamment au sein de toutes les religions monothéistes. Régulièrement, un groupe d’activistes surgit, prospère momentanément avant de disparaître dans les ténèbres. Il cède alors la place à un autre groupe qui a émergé au sein du même bouillon de culture.

    Au VIIe siècle, les Kharijites (la première secte islamique de l’Histoire) – une organisation puritaine radicale – ont assassiné deux des premiers califes. Comme Daech, ils prétendaient savoir mieux que quiconque qui respectait réellement, ou pas, les préceptes de l’islam.

    Au XVIIIe siècle, Mohammed ibn Saoud, le fondateur de la dynastie saoudienne, était l’un des disciples de Mohammed ibn ‘Abd al-Wahhab, un prédicateur originaire du centre de la péninsule arabique. Considérant que la vénération des saints et la construction de mausolées étaient des actes impies, ibn Saoud et son armée détruisirent des sites sacrés pour les sunnites et pour les chiites en Arabie ainsi que sur l’actuel territoire irakien. Des actes qui font écho à la destruction de sites antiques perpétrée aujourd’hui par Daech.

    Au XIXe siècle, Mohammed Ahmed s’est autoproclamé mahdi (rédempteur de l’islam) sur le territoire de ce qui est aujourd’hui le Soudan, comme Abou Bakr al-Baghdadi, fondateur et chef de Daech, s’est récemment autoproclamé calife (commandeur des musulmans), une fonction plus opérationnelle. Les hommes d’Ahmed envahirent Khartoum, où ils massacrèrent une garnison britannique et décapitèrent son commandant.

    Avant al-Baghdadi, bien d’autres leaders ont donc marché sur les traces de Mohammed Ahmed. Bien que l’idée soit tentante, il serait totalement erroné de considérer que chaque groupuscule a « engendré » le suivant, même si certains militants s’inspirent des actions de leurs aînés. Ce serait aussi absurde que de voir dans les Zélotes de l’Antiquité (une secte juive qui a combattu les Romains) les ancêtres des colons juifs d’aujourd’hui en Cisjordanie, ou de considérer que les Croisés ont donné naissance aux ultras chrétiens qui jettent des bombes sur les cliniques pratiquant l’avortement.

    À chacun sa marque

    Dans toutes les religions, de temps à autre, et sans qu’il soit d’ailleurs possible de prédire quand cela va se produire, un fidèle imprime sa propre marque sur la tradition. Pour qu’elle soit durable, il faut qu’elle emporte l’adhésion d’une partie des croyants, qui tentent alors de la mettre en pratique.

    L’ex-leader d’al-Qaïda, Abu Musab al-Zarqawi, en première page d’un quotidien. Ali Jasim/Reuters

    L’ex-leader d’al-Qaïda, Abu Musab al-Zarqawi, en première page d’un quotidien. Ali Jasim/Reuters

    Certaines interprétations, comme celle des Wahhabites saoudiens, sont plus durables que d’autres. Non pas parce qu’elles seraient plus « fidèles » au dogme, mais parce que ceux qui s’en font l’écho se montrent plus capables que d’autres de mobiliser des ressources – un petit groupe de croyants dévoués, des forces militaires, une aide extérieure, etc. – pour les défendre. La plupart n’y parviennent pas.

    C’est le cas d’Al-Baghdadi (et du fondateur d’al-Qaïda, Oussama ben Laden). Son interprétation combine trois notions qui trouvent leur origine dans la tradition islamique.

    La première est khilafa (le califat). Pour Al-Baghdadi, l’islam exige la création d’un califat, c’est-à-dire d’un territoire où s’applique la loi islamique sous l’autorité d’un calife – un descendant juste et instruit du prophète. Quand ses hommes ont envahi Mossoul à l’été 2014, il s’est autoproclamé calife et, pour établir sa légitimité, est devenu le calife Ibrahim al-Qurachi al-Hachimi. Les deux derniers noms signifient qu’il fait partie de la tribu de Mahomet, et qu’il descend directement du prophète.

    La deuxième notion est celle de takfir, qui fait des musulmans n’adhérant pas à sa lecture stricte du Coran des apostats, un crime puni de mort. Ceci explique les massacres commis par Daech à l’encontre des chiites, massacres que le haut commandement d’al-Qaïda lui-même trouve contre-productifs, voire écœurants.

    Abu Musab al-Zarqaoui, fondateur de la branche irakienne d’al-Qaïda, a quant à lui eu l’idée de ressusciter le concept du takfir. Sa stratégie était de s’en servir pour renforcer les liens communautaires entre sunnites irakiens en les mobilisant contre les chiites, afin de rendre le pays ingouvernable après l’invasion américaine.

    Dabiq, le magazine de propagande de Daech. Supplied/AAP

    Dabiq, le magazine de propagande de Daech. Supplied/AAP

    Al-Baghdadi va encore plus loin : ce concept lui sert à purifier le territoire du califat qui, espère-t-il, s’étendra bientôt sur l’ensemble du monde islamique. Enfin, il y a l’hégire, l’émigration des musulmans du dar al-harb (le domaine de la guerre, c’est-à-dire les pays à majorité non-musulmane) vers dar al-islam (le domaine de la soumission à Dieu). Tout comme Mahomet et ses disciples avaient quitté La Mecque pour Médine, où ils avaient fondé la première communauté islamique permanente.

    Daech veut que les musulmans s’installent en masse dans le califat, parce que l’organisation a besoin de gestionnaires et de guerriers expérimentés, et qu’elle considère l’immigration vers les « terres musulmanes » comme un devoir religieux.

    Une distraction dangereuse

    Certains commentateurs pensent qu’al-Baghdadi a intégré une quatrième notion, celle d’une vision apocalyptique. Ils s’appuient sur le nom du luxueux magazine de Daech, Dabiq – qui fait allusion à un site du nord de la Syrie où, d’après la tradition islamique, aura lieu l’Armageddon, le combat final entre le bien et le mal –, mais aussi sur des articles publiés dans ce magazine, et des vidéos de propagande.

    Cette théorie de la vision apocalyptique de Daech est tout à fait plausible. Après tout, chaque religion monothéiste a ses radicaux, et sa propre vision de l’apocalypse. Cependant, je ne suis toujours pas convaincu qu’une telle notion joue un rôle significatif dans la vision du monde de Daech.

    Quoi que l’avenir nous réserve, Daech, comme certaines sectes apocalyptiques chrétiennes, s’est montré si doué sur le plan tactique et stratégique qu’il a de toute évidence renvoyé aux calendes grecques l’idée de « fin du monde » – comme al-Qaïda l’avait fait pour la notion de rétablissement du califat.

    De plus, une grande partie des cadres de Daech sont d’anciens officiers de l’armée baasiste irakienne, qui accordent probablement autant d’importance au concept d’apocalypse que les généraux d’Hitler n’en donnaient aux divagations des fanatiques du Parti nazi.

    Réduire Daech à sa vision apocalyptique permet de mettre en lumière le côté irrationnel, voire médiéval, de ce groupe terroriste. Mais c’est aussi un exercice dangereux car si l’histoire récente nous a appris quelque chose, c’est bien que Daech prospère quand ses adversaires sous-estiment sa capacité de nuisance.

    Traduit par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.

    The Conversation

    James L Gelvin, Professor of Modern Middle Eastern History, University of California, Los Angeles

    This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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