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  • Une enquête qui permet de comprendre les différentes positions des chercheurs sur la religion, la politique et l’économie. Et on apprend que les chercheurs français sont décalés par rapport à l’opinion française en général.


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    Mais que pensent donc les penseurs ? Lluis Gene / AFP

    Abel François, Université de Lille 1 and Raul Magni-Berton, Sciences Po Grenoble

    Dans une enquête récente intitulée « Que pensent les penseurs ? » et que nous avons menée auprès d’environ 2 000 universitaires et chercheurs français, nous apprenons que les penseurs français se distinguent très nettement de la population française générale quant à leurs opinions et valeurs.

    Même si plusieurs enquêtes de ce type ont déjà été menées aux États-Unis, au Canada ou au Royaume uni, il s’agit néanmoins de la première enquête représentative en France auprès des personnes qui, aujourd’hui, produisent de la recherche : des physiciens aux sociologues, des mathématiciens aux juristes, toutes les disciplines étant représentées.

    Morale et religion

    Concernant la religion, 50 % des universitaires se disent athées, contre 18 % dans la population française dans son ensemble. Sachant qu’un tiers se dit agnostique, il ne reste que moins d’un cinquième des universitaires interrogés pour se déclarer religieux, alors qu’ils sont un sur deux dans la population française.

    Plus originale, l’idée que les universitaires se font de la morale ressemble beaucoup plus à celle que se font les Français religieux qu’à celle des autres athées et agnostiques. La religiosité incline les gens à penser qu’il y a des principes moraux clairs qu’il faut suivre en toute circonstance, alors que les athées ont plutôt tendance à penser que la morale doit être souple et s’adapter aux circonstances.

    Or, dans la population des universitaires le pourcentage de personnes attachées à une morale rigoureuse est non seulement beaucoup plus élevé que dans la population française en général, mais aussi un peu plus élevé que dans la population française très religieuse. On pourrait être tentés de croire que ce groupe social se perçoit comme des sortes d’« apôtres de la science », et que, chez eux, la science remplace la religion. Mais les analyses montrent que si l’attachement à la démarche scientifique est lié à l’athéisme, il ne l’est pas du tout à la morale rigoriste. En revanche, ce qui permet le mieux de prédire l’athéisme est le positionnement politique à gauche, alors que la morale rigoriste est fortement associée aux convictions anticapitalistes.

    Politique et attachement à l’État

    Les attitudes politiques semblent donc être un élément déterminant de compréhension de cette population. Ainsi, 73 % des universitaires se disent de gauche, soit deux fois plus que les Français en général (36 %). Cette tendance forte, observée un peu partout dans le monde, a souvent été expliquée par une autosélection : les familles de gauche orienteraient plus leurs enfants vers des carrières intellectuelles que les familles de droite.

    L’enquête donne peu de crédit à cette explication : les parents des universitaires consultés se situent sur l’axe gauche-droite à un point très proche de celui de la moyenne française. Leurs familles ne sont donc pas particulièrement de gauche, mais eux oui. L’attachement à la science n’est pas non plus associé aux attitudes de gauche, ce qui invalide la vieille thèse de Durkheim, selon laquelle la démarche scientifique incline à des attitudes progressistes et, indirectement, à une préférence pour la gauche.

    L’explication la plus cohérente avec les réponses données est bien moins romanesque. Les universitaires sont autant de gauche que les autres fonctionnaires ayant un haut niveau de diplôme. Ils ne sont pas particulièrement égalitaristes, mais par contre ce sont de fervents défenseurs de l’État et de son rôle de régulateur économique. Cet attachement à l’État – ainsi que leur positionnement à gauche – est d’autant plus visible qu’ils ont bénéficié de promotions dans leur carrière. Tout cela est conforme à l’idée que l’État les forme et les emploie, et qu’ils le lui rendent bien.

    Économie de marché et anticapitalisme

    Cet attachement à l’État peut également permettre de comprendre pourquoi ils rejettent massivement l’économie de marché, alors que moins d’un tiers des Français le fait. Cette orientation économique peut encore se préciser. Le facteur qui explique le mieux l’anticapitalisme des universitaires est la rupture qu’ils perçoivent entre le marché et l’école. Lorsqu’ils pensent que des diplômes élevés mènent spontanément à de gros salaires, ils ne rejettent pas le marché. Le rejet apparaît lorsqu’ils croient que le marché ne récompense pas assez le succès scolaire. Cet attachement à l’inégalité scolaire se voit tout au long de leurs réponses.

    Et la science dans tout cela ? Comme nous l’avons dit, la pratique de la science est légèrement associée à l’athéisme, mais pour le reste, elle semble peu pertinente pour expliquer les autres attitudes. Cependant, elle influence une façon générale de voir le monde qui pourrait être associée à l’anticapitalisme : ils croient que le savoir influence le monde bien plus que les autres catégories de population. Par exemple, ils pensent bien plus que la population générale que la science pourra résoudre les problèmes environnementaux et économiques ; et ce d’autant plus qu’ils ne sont pas spécialistes du domaine.

    Au final, il ressort que les opinions et attitudes des universitaires et chercheurs sont fortement dépendantes du contexte dans lequel ils évoluent professionnellement : une hiérarchie fondée sur le diplôme et les concours, un statut de fonctionnaire d’État et une concurrence perçue entre science et religion. En d’autres termes, ils valorisent par leurs opinions et attitudes ce qui les valorise dans leurs activités professionnelles et leur confère un statut social.

    The Conversation

    Abel François, Professeur de sciences économiques, Université de Lille 1 and Raul Magni-Berton, Professeur de sciences politiques, Sciences Po Grenoble

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