C’est ainsi que le néolibéralisme s’est emparé de la famille


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  • Dans les années 1960, le système prend la défense de cette institution : le démantèlement de l’État lui impose d’assumer le poids du bien-être social et des dettes individuelles, transmises entre générations. Les mouvements le contestent aujourd’hui : s’agirait-il d’un front de lutte anticapitaliste ?


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    Melinda Cooper dans une interview avec Nuria Alabao, sur CTXT et Outras Palavras | Traduction : Rôney Rodrigues

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    Les principaux points-clés :

    • Le livre de Melinda Cooper analyse le rôle de la famille dans le néolibéralisme et le nouveau conservatisme social, déconstruisant le mythe d’une opposition entre ces courants et la famille.
    • Selon Cooper, les mouvements radicaux des années 1960-70 visant à étendre les droits sociaux et redistribuer les richesses ont été perçus comme une menace par les néolibéraux et les néoconservateurs.
    • En réponse, ces derniers ont cherché à restaurer l’ordre familial traditionnel, non pas le modèle patriarcal, mais une forme de responsabilité familiale privée comme substitut à la protection sociale.
    • Le néolibéralisme “progressiste” a réussi à réorienter certaines demandes radicales vers la reconnaissance de nouvelles formes familiales, tout en maintenant la dépendance à la famille comme providence sociale.
    • La financiarisation de l’économie a remplacé l’État-providence par un “bien-être basé sur les actifs”, accentuant les inégalités entre classes selon le patrimoine familial.
    • Cette évolution mène à une nouvelle économie dynastique où les opportunités sociales dépendent de la transmission intergénérationnelle du patrimoine familial et de la dette.
    • Cooper remet en cause l’idée d’une “famille traditionnelle” immuable et appelle à une remise en question radicale de cette institution centrale pour la reproduction du capitalisme.

    Valeurs familiales : entre le néolibéralisme et le nouveau social-conservatisme, de Melinda Cooper (Sydney, 52 ans), est un ouvrage fondamental pour comprendre pourquoi le néolibéralisme défend l’institution familiale.

    Cooper est professeure de sociologie à l’Université nationale australienne de Canberra et mène actuellement des recherches sur les politiques néolibérales et les finances publiques. Cette interview est un résumé de la récente présentation de son livre à Madrid.

    Pourriez-vous expliquer les thèses de l’ouvrage et pourquoi il est important de les prendre en considération aujourd’hui pour comprendre le fonctionnement à la fois du néolibéralisme et du conservatisme qui refait surface dans le monde ?

    À gauche, il est devenu courant de dire que le féminisme et d’autres mouvements de la Nouvelle Gauche ont collaboré avec le néolibéralisme. La philosophe féministe Nancy Fraser a déclaré, par exemple, qu’il existait une affinité souterraine entre le féminisme de la deuxième vague et le néolibéralisme, dans la mesure où tous deux sapaient les formes de sécurité sociale, intime et économique, qui avaient été construites dans l’ordre social keynésien : le salaire familial. l’homme gagnait suffisamment pour subvenir aux besoins de toute la famille et les femmes de la classe moyenne ne travaillaient pas].

    Mais si cette prémisse est acceptée, la conclusion logique est extrêmement dangereuse : pour résister au capitalisme néolibéral, il est nécessaire de restaurer les frontières sociales ou de genre, voire même raciales ou nationales. J’ai donc pensé qu’il était important d’examiner ce qui s’est passé à ce moment déterminant entre les années 1960 et 1970.

    Je me suis concentré sur l’étude d’un mouvement qui n’est peut-être pas aussi spectaculaire que d’autres plus connus : un mouvement qui défendait les droits de l’État-providence et remettait également en question les effets de l’État-providence keynésien ; s’en est pris à l’ordre de genre engendré par le keynésianisme et à ses hiérarchies internes comme, par exemple, le salaire familial. Et, en même temps, il n’a pas abandonné son ambition d’une redistribution plus juste de la richesse sociale.

    Il s’agissait de radicaliser la répartition des richesses au-delà des limites tolérables par l’État capitaliste. Ce mouvement visant à étendre les droits de l’État-providence s’inscrivait dans le cadre de la montée des mouvements de gauche radicale, dont faisait partie la gauche du mouvement syndical. Ils ont ouvertement fait pression pour des augmentations de salaires allant au-delà de leur lien avec la croissance. Ils ont essayé de récupérer une plus grande part des bénéfices du revenu national pour les travailleurs. C’était radical au niveau des salaires, mais aussi pour ceux qui étaient inclus dans cette lutte : les travailleurs migrants, les noirs, les jeunes, les femmes et les travailleurs du secteur public.

    C’était un moment dangereux du point de vue des capitalistes, jusqu’alors favorables au consensus keynésien. Des économistes comme Milton Friedman, qui avaient fait partie du consensus du New Deal face à ce militantisme dans les années 1960, ont décidé qu’il fallait mettre un terme à ce pacte. Je pense qu’il est très important de ne pas perdre ce qu’étaient réellement le féminisme et les mouvements antiracistes et ouvriers de l’époque. Puis sont entrés en scène les économistes néolibéraux qui voulaient démanteler tout l’appareil social : « Si l’État-providence donne aux gens le sentiment de pouvoir ou de légitimité pour se battre et, en outre, augmente leurs désirs révolutionnaires, alors il est temps d’y mettre un terme. »

    D’un autre côté, il y avait les néoconservateurs qui voyaient dans l’éclatement de la famille non seulement le symptôme mais aussi le catalyseur de la crise capitaliste de 1970. Il est intéressant de noter que les néolibéraux de l’époque disaient quelque chose de très similaire : l’attaque contre la structure économique La famille keynésienne représentait une menace réelle pour le capitalisme américain. Pourquoi se souciaient-ils de la famille ?

    Ils ont compris que la famille avait une fonction économique et pensaient qu’ils pourraient restaurer l’ordre capitaliste en démantelant l’État-providence. Ils ont donc poussé les gens à revenir à certaines formes de parenté, volontaire, forcée, normative, non normative…, parce que cela servirait de substitut à la protection sociale. Ainsi, à l’heure actuelle, les néolibéraux et les nouveaux conservateurs trouvent cet étrange point de convergence où ils voient la crise économique en relation avec l’éclatement de la famille et l’ordre des sexes, et conviennent que cet ordre doit être restauré. Ne revenons pas au chef de famille masculin du milieu du XXe siècle, mais revenons à une idée de responsabilité familiale privée envers ses membres.

    Je comprends que les critiques de Nancy Fraser veulent influencer la manière dont s’est créée une hégémonie au sein du Parti démocrate dans laquelle est assumée la reconnaissance des minorités et certaines revendications, mais elles ne sont pas associées à la redistribution des richesses comme les mouvements pour l’expansion de bien-être social de ce que vous dites.

    Il y a une partie de l’argumentation de Fraser contre le néolibéralisme progressiste avec laquelle je suis d’accord, mais pas la façon dont elle le définit. Cela signifie qu’une partie de la gauche a été absorbée par les revendications néolibérales de reconnaissance identitaire et d’inclusion légale ou d’expansion de certains droits, les dissociant d’une question plus large de redistribution économique.

    Il est clair qu’il y a de réels progrès dans la reconnaissance des relations non normatives telles que le mariage homosexuel, mais nous pourrions y voir un exemple de néolibéralisme progressiste. Ce qui se passe, c’est que l’impulsion radicale des mouvements des années 1970 a été réorientée vers la parenté, sous la forme du mariage et de la famille.

    Il existe une raison économique tout à fait compatible avec les idées néolibérales sur le rôle de la famille dans le bien-être. Lorsqu’on examine la jurisprudence entourant le mariage homosexuel, on constate que l’argument était de permettre aux homosexuels de se marier parce que l’unité matrimoniale servirait de substitut à l’aide sociale et ne constituerait pas un fardeau pour l’État.

    Cet argument a été forgé en pleine crise du sida, alors que les pouvoirs publics ne voulaient pas supporter les frais hospitaliers induits par cette maladie. L’économiste néolibéral Richard Posner a été le premier à recommander le mariage homosexuel. Il n’avait aucune opposition morale à la sexualité non normative, mais il pensait en même temps que les droits à la sexualité non normative devaient être reconnus à condition que les gens établissent un certain type de relation familiale avec une reconnaissance légale.

    Quelque chose de similaire s’est produit avec la réforme de l’aide sociale sous l’administration Clinton, une sorte d’apogée du néolibéralisme progressiste. Cette réforme a relancé la forme de protection sociale la plus atavique et la plus punitive, car elle impliquait qu’une femme devait dépendre de son conjoint dans le mariage plutôt que de l’État. Cette réforme a permis d’investir l’argent de l’aide sociale dans la localisation des pères génétiques des enfants de mères célibataires afin qu’ils puissent prendre soin de la famille.

    Nancy Fraser ne profite pas de cette réforme politique historique du néolibéralisme progressiste pour se demander : qu’est-ce que cela nous apprend sur le néolibéralisme ? Il est clair qu’en matière de soins et de dépendance, le néolibéralisme ne se contente pas de simplement reconnaître la famille, mais invente activement des relations familiales qui ne sont ni émotionnellement réelles ni consensuelles et oblige les personnes engagées dans ces relations à se subventionner mutuellement pour remplacer l’État. Ainsi, la responsabilité familiale est un pilier absolu de l’idée néolibérale progressiste.

    En bref : je suis d’accord qu’une grande partie de la gauche est proche de la pensée néolibérale, mais je ne crois pas que la pensée néolibérale soit en aucune façon anti-famille ou anti-hiérarchie de genre. C’est le paradoxe de notre époque : nous avons assisté à une expansion des formes d’expression sexuelle et de parenté autorisées, mais cela ne signifie pas que la parenté elle-même a cessé d’être au cœur de l’État-providence néolibéral, de sorte que même elle est activement imposée par l’État comme une obligation.

    De manière générale, la gauche revendique aussi l’institution familiale, on dit même qu’elle est un rempart de résistance au néolibéralisme ou au capitalisme. Pourquoi cela s’est-il produit et pourquoi est-il nécessaire de remettre en question ou de défier cette institution ?

    Je pense que c’est une mythologie à la fois de la gauche et des libéraux économiques. Si l’on regarde l’histoire du libéralisme économique, les libéraux ont toujours eu du mal à intégrer le rôle de la famille dans leur vision de la dynamique économique car ils sont en faveur de la responsabilité individuelle et personnelle et la contradiction la plus évidente ici est la question de l’héritage.

    Le libéralisme économique lutte contre cela depuis la Révolution française car l’héritage ou certaines formes d’héritage, comme la primogéniture, apparaissent comme le dernier bastion de l’ordre aristocratique féodal. Cependant, les économistes libéraux ne réclament pas la fin de l’héritage, ils en ont besoin, mais ils voient la contradiction car ils parlent de méritocratie et présupposent un égalitarisme formel dans le contrat économique. Mais s’il y a héritage, il faut admettre que les individus ne contractent pas sur un pied d’égalité.

    La famille présente donc toujours cet inconvénient, mais il est absolument fondamental, car pour protéger le patrimoine privé il faut protéger la transmission du patrimoine au sein de la famille. La famille n’a donc jamais été une forme de résistance au capitalisme. C’est la façon dont la richesse privée se reproduit au fil du temps. Cela ne veut pas dire que la forme de la famille reste statique, elle change radicalement selon les époques et n’a pas la même fonction selon les classes, mais elle est absolument essentielle. La résistance à la famille est donc fondamentale pour l’anticapitalisme. On ne peut critiquer ou affronter le capitalisme sans aborder l’institution de l’héritage.

    Vous dites souvent qu’il n’existe pas de « famille traditionnelle », mais que cette figure est une production historique. À quoi fait-il référence ?

    Ce qui m’a dérangé dans les critiques de Family Values, c’est que même les personnes favorables à sa thèse ont déclaré que le livre était une critique de la famille nucléaire patriarcale normative. C’est bien sûr cela, mais c’est aussi une critique de la famille non normative ou de la famille élargie. Les gens croient que si les familles s’agrandissaient, elles se porteraient bien mieux.

    Si l’on regarde la formation de la famille au XXe siècle, la famille nucléaire était un produit de la famille fordiste et du salaire familial : la capacité d’une cellule familiale à vivre ensemble dans un foyer sans famille élargie et sans aide domestique, la classe moyenne en remplacement du service domestique, le travail domestique non rémunéré des femmes était partiellement subventionné par l’État. Tous ces types d’assistance sociale ont créé et soutenu l’individualisation de la famille.

    Aujourd’hui, je pense que dans de nombreux pays, nous revenons à une forme de famille élargie. L’exemple de l’Australie est très clair car il n’existe aucun système dans lequel le travail des migrants remplace le travail domestique. Ce qui se passe, c’est que les femmes mariées ou qui ont des enfants continuent de travailler, mais c’est la famille élargie qui s’occupe des enfants.

    La hausse des prix de l’immobilier signifie que les gens vivent de plus en plus ensemble dans des maisons multigénérationnelles. Les enfants vivent dans la maison familiale jusqu’à vingt ou trente ans, voire plus, et leurs grands-parents vivent souvent avec eux. Dans le meilleur des cas, cela implique une répartition du patrimoine familial ; au pire, une répartition de la dette. Quand j’étais jeune, les gens quittaient la maison à seize ans et vivaient de manière indépendante. Cela a changé et je crois que la tendance néolibérale s’oriente vers la famille élargie. C’est là que je n’ai aucun romantisme pour les familles traditionnelles. Et je pense que nous devons être très sceptiques lorsque les gens évoquent ces idées ou les idéalisent.

    Dans The Asset Economy, avec Lisa Adkins et Martijn Konings, vous expliquez comment, depuis les années 1980, nous sommes entrés dans une phase de « bien-être basé sur les actifs ». La financiarisation (notamment le logement) a remplacé l’État-providence. Quelles conséquences cela a-t-il sur la configuration des classes sociales ?

    C’est une chose dans laquelle les néolibéraux progressistes de la troisième voie ont investi. Ils pensaient : « Si nous pouvons pousser autant de personnes que possible à accéder à la propriété et soutenir la hausse de la valeur des maisons, nous attirerons ces électeurs vers l’économie de la transmission de la richesse familiale. »

    Parfois, l’argument était « créons une génération de petits conservateurs : des gens qui veulent protéger leurs biens et le patrimoine familial ». Je pense que, à bien des égards, c’était une proposition très réussie. Les maisons sont devenues les actifs financiers de la classe moyenne. Le problème ici est qu’il arrive un moment où il n’est plus possible d’intégrer les gens dans cette économie parce que les prix des logements et les niveaux d’endettement montent en flèche.

    Nous avons depuis longtemps dépassé le moment où existait une sorte de néolibéralisme ambitieux et nous commençons à voir à nouveau les lignes de démarcation. Il existe une fracture entre les personnes qui possèdent des biens ou dont les parents ont des biens dont ils hériteront, même plus tard dans la vie, et ceux qui n’hériteront jamais et qui sont coincés dans un loyer et un travail précaire.

    Cela transforme la manière dont les cours sont organisés. Il peut s’agir de deux personnes, toutes deux occupant des emplois professionnels relativement bien rémunérés, mais dans une ville où les prix de l’immobilier sont très élevés, elles occupent en réalité des positions de classe complètement différentes. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter des coûts du logement ou du crédit à la consommation, car le logement peut garantir ces crédits.

    Ainsi, dans le livre, nous avons essayé d’établir une typologie alternative de classe qui prend en compte la position des individus par rapport aux actifs financiers, y compris le logement. Au sommet se trouvent les personnes qui possèdent et négocient des actifs financiers non résidentiels, capital d’investissement, propriété intellectuelle…,, puis une classe moyenne supérieure dont le principal actif est le logement.

    Ceux qui ont des immeubles de placement et ceux qui possèdent simplement une résidence se trouvent déjà dans une position de classe différente, mais il y a ensuite tout un groupe de personnes qui ont des hypothèques et qui sont en fait propriétaires de manière différée et ambitieuse, ils sont simplement endettés, ce qui constitue une situation dangereuse compte tenu de la précarité générale du travail. Nous nuançons donc également notre analyse de classe en termes de travail précaire. Mais avoir un emploi précaire et une maison en garantie derrière soi est très différent d’être dans la même situation mais sans avoirs.

    Ce que cela signifie, en termes de famille, c’est que nous revenons à une sorte d’économie dynastique. Les opportunités sociales sont déterminées par vos parents et par leur bien-être. Et l’autre aspect de cette problématique, ce sont les économies de travail forcé par la dette, qui impliquent des générations entières.

    L’économie des prêts étudiants aux États-Unis en est un exemple très clair. Souvent, ce sont les grands-parents et les parents qui s’endettent pour permettre à un enfant d’aller à l’université, dans l’espoir que cet enfant obtienne un emploi suffisamment bien rémunéré pour rembourser une dette qui implique plusieurs générations de la famille. Il s’agit d’une forme de travail forcé pour dettes. Il ne s’agit pas ici de dette personnelle, mais de formes de dette familiale intergénérationnelle.

    Nous assistons également à la résurgence de formes familières d’entreprise capitaliste à travers le monde. C’est évident quand on regarde des gens comme Donald Trump, Coke Industries… Ces entreprises familiales privées ont toujours existé, mais elles ont acquis une nouvelle importance et une nouvelle centralité dans le capitalisme américain qu’elles n’avaient pas dans les années 1970. Je crois donc. que ce retour de la famille comme vecteur de transmission des richesses se produit simultanément à plusieurs niveaux.

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    Houssen Moshinaly

    Rédacteur en chef d'Actualité Houssenia Writing. Rédacteur web depuis 2009.

    Blogueur et essayiste, j'ai écrit 9 livres sur différents sujets comme la corruption en science, les singularités technologiques ou encore des fictions. Je propose aujourd'hui des analyses politiques et géopolitiques sur le nouveau monde qui arrive. J'ai une formation de rédaction web et une longue carrière de prolétaire.

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